EXPOSITION PERSONNELLE DE SACHA FLOCH POLIAKOFF
03.12.24 - 15.12.24
5 rue Payenne, 75003
Le monde sensible de Sacha Floch Poliakoff
L’artiste Sacha Floch Poliakoff entretient une relation particulière avec les objets. Sujets privilégiés de ses œuvres, c’est par leur intermédiaire qu’elle nous invite à pénétrer dans son univers créatif et personnel. Nuls recours aux ready made chez l’artiste qui ne représente pas les objets tels qu’on les voit dans le monde réel. Effectivement, que ce soit dans ses toiles, ses œuvres sur papier ou dans ses grands reliefs aux allures de shaped canvas, elle ne les transpose qu’à travers le langage du noir et blanc, d’un trait précis et élégant qui porte en lui la trace de la main.
On serait tenté de rattacher ces assemblages au genre de la nature morte, mais le terme serait inapproprié tant ils sont chargés d’âmes et d’histoire : « À la School of Visual Arts of New York, où j'ai été pendant un semestre, mon Professeur Matvey Levenstein me disait que mes nus étaient figés et que mes vases étaient vivants. Les objets racontent quelque chose du plus profond de notre vie quotidienne », confie Sacha Floch Poliakoff avec une part de mystère teintée de pudeur. Les objets auxquels elle donne forme ne sont effectivement pas anodins, chacun d’entre eux recèle un souvenir, une anecdote, renvoie à une personne, à un lieu. A la manière d’un inventaire à la Prévert, l’artiste se plaît à énumérer ceux qu’elle a choisi de mettre en scène pour l’exposition que lui consacre la Galerie Annabelle Boulakia : un roman policier, une boîte d’allumettes, un pichet antique (œnochoé grec ou étrusque), un vieux téléphone, un panneau de signalisation new yorkais, un village miniature en bois, une pièce de monnaie anglaise, un bonbon White Rabbit, une paire de ciseaux, un ticket de métro, un paquet St. Georges, une carte à jouer dame de trèfle... Des références et des noms qui traversent le temps, les styles et les modes, et trahissent son goût immodéré pour la justesse d’un graphisme, la modernité des typographies anciennes, et les objets emblématiques d’une époque. L’histoire de l’art est aussi souvent convoquée par Sacha Floch Poliakoff et l’amateur d’art éclairé se plaira à reconnaître dans son œuvre de nombreuses citations, souvent par le biais de l’allusion ou du fragment : ici les toges des personnages campés dans les fresques de Masaccio, là un visage dessiné à l’Antique dans le style de Fornasetti, ailleurs une cigarette surmontée de sa fumée en volute rappellera Wesselmann ou encore une boîte de conserve évoquera Warhol. La curiosité sans limite qu’exprime ainsi Sacha Floch Poliakoff fait d’elle une véritable archéologue des temps modernes : « J’aime cette idée qu’il s’agit d’un travail de mémoire et de préservation, presque comme celui d’un archéologue qui étudie les civilisations à partir de leurs cultures matérielles. » Dans l’entourage familial de l’artiste, les objets ont toujours eu un statut à part, comme pour son arrière-grand-père, le peintre Serge Poliakoff, d’origine russe et qui a connu dans sa jeunesse l’épreuve de l’exil : « C’était par les objets qu’il a reconstitué son passé et recréé son monde d’avant, son univers familial qu’il avait laissé derrière lui, qu'il avait perdu à cause de la révolution. Une réaction au traumatisme de l'exil qu'il nous a transmis. » On décèlera aussi dans l’attachement infini de Sacha Floch Poliakoff pour le tartan et ses dérivés un rappel de ses origines écossaises, du côté cette fois-ci de son arrière-grand-mère.
Pour autant, si l’artiste nourrit un rapport personnel avec les objets qu’elle représente, cela n’exclut pas que chacun d’entre-nous y trouve une résonance. D’aucuns peuvent s’identifier à eux, se les approprier, y projeter sa propre histoire et y suspendre ses rêves. Cela tient notamment à la nature du travail de Sacha Floch Poliakoff qui, se limitant à l’usage du noir et blanc, marque une certaine distance, dé-réalise les objets et les transmue en archétypes. En outre, le noir et blanc, s’il trahit son inscription dans une certaine filiation, celle de la ligne claire héritée de son père, le dessinateur Floc’h, correspond aussi à la nécessité de se concentrer sur son sujet sans se laisser distraire par la couleur ni l’anecdotique. Un exercice rigoriste qui lui a permis de clarifier son langage pictural et d’élaborer un répertoire de formes à partir duquel elle compose et re-compose en permanence. Aujourd’hui cependant, Sacha Floch Poliakoff n’hésite plus à rehausser ses œuvres de grandes plages de couleurs, comme elle l’explique : « grâce à Warhol et son travail sur les sérigraphies et les couleurs, je suis sortie de l'illustration et du noir détouré ». Mais pour ses grands reliefs, le noir et blanc reste la règle. Se signalant par leur découpe franche dans l’espace de la cimaise, ils sont assemblés sans forcément entretenir entre eux de justes rapports d’échelle mais plutôt de façon à établir des dynamismes, des équilibres, en jouant des vides qui les séparent. L’artiste évoque à ce titre l’influence du jeu de Kim : « J’ai tout de suite été fascinée par ces ensembles de choses qui devenaient d’extraordinaires compositions - et je me rends compte aujourd’hui, vingt ans plus tard, de l’influence que cela a eu sur mon regard et mon travail. »
Ces grandes frises d’objets nous offrent la vision d’un monde hors du temps, habité par l’intime, la nostalgie mais aussi par une quête qui se situe à mi-chemin entre l’esthétique classique du « beau idéal » et celle plus contemporaine de la « bonne forme » (die Gute Form, pour reprendre une terminologie prisée par Max Bill). Il y a toujours la présence de détails curieux et énigmatiques, comme ici ces grands yeux qui nous fixent. Ils posent la question de l’expérience visuelle, inhérente à l’histoire de l’art. Une manière pour Sacha Floch Poliakoff de nous rappeler que l’art est avant tout une aventure du regard et de la pensée.
Domitille d’Orgeval



